De: Stéphane Brizé
Un cadre d'entreprise, sa femme, sa famille, au moment où les choix professionnels de l'un font basculer la vie de tous. Philippe Lemesle et sa femme se séparent, un amour abimé par la pression du travail. Cadre performant dans un groupe industriel, Philippe ne sait plus répondre aux injonctions incohérentes de sa direction. On le voulait hier dirigeant, on le veut aujourd'hui exécutant. Il est à l'instant où il lui faut décider du sens de sa vie.
Pour clore sa trilogie sur le monde du travail en entreprise après La loi du marché en 2015 et En guerre en 2018, Stéphane Brizé retrouve son acteur fétiche, Vincent Lindon.
L'acteur de 62 ans est toujours aussi sobre et juste mais cette fois-ci Stéphane Brizé lui fait changer de bord et lui donne le rôle du patron de site industriel, cadre supérieur coincé entre sa fidélité sans faille à son entreprise, sa reconnaissance pour avoir connu une belle ascension sociale.
Sandrine Kiberlain est comme toujours excellente en femme ayant sacrifié sa vie professionnelle pour son mari et Anthony Bajon se révèle décidément l'un des plus grands talents de sa génération dans le rôle difficile du fils. Il joue un gamin éduqué dans le culte du succès par son père mais en mode burn out à 20 ans à peine tellement la compétition pour réussir ses études l'a aspirée.
Le film se construit alors de façon assez originale. Le sujet ne surprend pas, on est dans un vrai film de gauche engagé, et les incohérences du capitalisme sans limite sont pointées de doigts comme on s'y attendait. Mais Stéphane Brizé use du cocon familial, ce cocon détruit par l'ambition noble du personnage et sa charge de travail énorme et impossible à refuser. Or c'est ce cocon mal en point qui va porter une lumière dans tout le film et y apporter les plus beaux moments dont une scène de jeu et de rire en famille absolument magnifique de simplicité et de justesse.
Marie Drucker est effrayante en Pdg / CEO qui obéit sans broncher à des ordres venus des Etats-Unis sans aucune justification et qui applique froidement une stratégie qui n'en n'est pas une, au risque de mettre en péril l'entreprise mais juste pour poursuivre son ambition et pour être la bonne élève, comme le personnage de Lindon et ses confrères directeurs de sites croient devoir l'être.
Une entreprise n'est pas une démocratie ni n'a forcément de vocation sociale, raison pour laquelle les entreprises à mission ont été créées ou pour laquelle la notion d'impact est autant à la mode dans les entreprises "modernes". Mais derrière les mots, les green ou social washing, qu'y a t il vraiment ? Un employé n'est ni plus ni moins qu'une ressource humaine, un nom et des coordonnées sur un tableur excel, remplaçable par un autre. "Personne n'est irremplaçable" et c'est le jeu de cette pression concurrentielle sur les coûts qu'imposent des pays à moindres protections sociales, moindres charges aussi et qui au final fait pression sur toute la chaine. On raisonne en chiffres, en data mais quid du capital humain et quid du rôle de l'entreprise sur son bassin d'emploi, d'autant plus lorsqu'elle est bénéficiaire et rentable.
Stéphane Brizé utilise une situation caricaturale avec évidemment certains patrons qui pensent à leur prime parcequ'ils ont vraiment beaucoup bossé avant une forme de solidarité. Mais il montre aussi que tous les patrons ne sont pas des salauds égoïstes et sans cœurs et que c'est justement quand le grain de sable du doute, de la morale s'installe que le mécanisme ripe fortement.
"Un autre monde" parle de morale alors que ce n'est pas une évidence que la morale soit une valeur en entreprise. En démocratie oui. En entreprise et bien çà dépend de laquelle.
L'authenticité du personnage de Vincent Lindon est bluffante et donne à ce drame social une tournure non basique où le manichéisme n'a pas sa place. L'évolution du personnage de Lindon est l'une des très grandes réussites de ce film majeur sur l'absurdité du monde du travail actuel, qui pousse des entreprises à des rendements toujours plus élevés et ne pense pas toujours au maintien en bonne santé mentale et physique de ce qui irrigue son fonctionement même, à savoir ses ressources humaines, justement.
Le style minimaliste du jeu renforce encore plus ce constat terrible de froideur et d'inhumanité dans lequel la concurrence mondialisée pousse les salariés dans leur quotidien et les cadres dans leur obéissance aveugle. Alors évidemment, et fort heureusement, de nombreuses entreprises ne raisonnent pas que comme cela et pensent au bien-être au travail comme un enjeu fondamental, non par bienveillance mais pour leur propre intérêt, tant en terme d'image que de performance. Un autre capitalisme plus "éclairé" ou plus conscient que la globalisation a des limites locales. Mais hélas, c'est loin d'être le cas partout.
Quand le cinéma parle de politique avec intelligence et recul çà donne un grand film.
La piste aux Lapins :
Terrence Malick
Comments