De: Todd Philips
L’annonce du projet était curieuse puisque, initialement, Martin Scorsese devait le co-produire. En tant que lecteur assidu de comics books et de BD, je n’ai jamais compris pourquoi le génial personnage du Némésis de Batman n’avait jamais eu droit à son film. J’étais méfiant sur le résultat tant DC Comics et la Warner se sont perdus ces dernières années après la fin de la trilogie Batman de Christopher Nolan. Leur volonté de copier Marvel m’a laissée de marbre tant je trouve ces personnages colorés lisses et unidimensionnels alors que ceux de DC sont plus sombres et potentiellement profonds.
Le fait de voir Joaquin Phoenix entrer dans la danse m’avait rassuré car c’est l’un des meilleurs acteurs au monde et qu’il choisit intelligemment ses projets toujours pour leur qualité scénaristique.
Les bandes annonces avaient vendu un rêve de fan de Batman à savoir voir ENFIN le Joker exploité dans ce qui fascine sur son personnage, à savoir le chemin vers sa folie. Le Lion d’Or obtenu à Venise en septembre a fait exploser les attentes et aujourd’hui le succès au box office est incroyable pour un film aussi adulte. C’est une petite révolution pour les studios que de voir un tel Ovni rencontrer critique et public.
Car oui, « Joker » est le chef d’œuvre annoncé et oui, Joaquin Phoenix aura l’oscar du meilleur acteur. Ne pas lui accorder serait une insulte au bon goût.
Le film est un uppercut fortement inspiré de « La valse des pantins » et de « Taxi driver » de Martin Scorsese, ce qui explique l’implication du réalisateur dans la première phase de production. On y retrouve non seulement les thèmes mais aussi l’ambiance et l’acteur, Robert de Niro, dans un très bon second rôle comme on ne l’a pas vu depuis longtemps.
Quant à l’histoire, elle brasse divers thèmes en collant à Arthur Fleck, un looser à l’esprit fragile, qui n’a rien réussi dans cette société violente où les laissés pour compte voient des ultra riches leur tenir des discours complètement éloignés et perchés par rapport à leur quotidien. Cette société qui fait croire que quelqu’un parti de rien peut devenir une star de télévision, un showman et se sortir de sa condition et que quelques part tout le monde peut tenter sa chance. Mais ce discours s’accompagne d’une grande violence, celle de la réalité, celle du rêve qui se fracasse sur le mur du constat. Et Arthur Fleck n’a aucun talent comique et a tous les feux sociétaux au rouge, depuis toujours. Or cette société américaine parle des winners et raille les loosers, leur donnant accès à des armes car c’est du business mais refusant un minimum de protection sociale au nom de cette même liberté chérie mais sauvage pour les plus faibles.
Se déroule alors un film très politique par son discours et donc dérangeant par ce qu’il véhicule. Sans empathie face à lui et avec pour seule réponse le cynisme d’un ultra libéralisme sans gardes fous, quel choix a ce personnage qui sombre dans l’isolement et la folie, à part la violence et l’apologie de l’anarchie ?
Alors bien sûr Arthur Fleck a un problème psychiatrique mais le film ne met pas tout sur le compte de la maladie mentale qui s’envenime. Et c’est ce qui rend le film fascinant. Joker montre que la sédition des laissés sur le coté peut être le résultat d’un aveuglement idéologique et d’une société qui refuse de prendre du recul.
Car face aux excès de l’idéologie ultra libérale, le risque n’est il pas l’absence d’idéologie tout court ? Après les gilets jaunes et le déferlement de colère et de violence, on ne peut pas regarder ce Joker de la même façon. Et quelles que soient vos idées politiques, le film vous fera réfléchir.
Pour un film DC comics basé sur le plus grand méchant et le plus connu des comics books, c’est tout simplement un parti pris brillant et qui prend le spectateur pour un adulte responsable capable de discernement et de recul. Faire du Joker un symbole de l’absence de solution, une conséquence d’un cynisme sociétal, c’est l’idée géniale du long métrage.
Que Todd Philips, un réalisateur pas très côté, connu pour ses comédies « Very bad trip » nous réalise ce chef d’œuvre sur ce thème, c’est également une énorme surprise. Sa mise en scène est hyper découpée, sèche et sans une scène de trop. Il alterne l’évolution d’Arthur vers le Joker de cinq scènes de courses poursuites où le futur Némésis de Batman cours dans les rues ou les couloirs à toutes enjambées. D’abord c’est par peur, ensuite pour fuir ce qu’il devient puis parcequ’il enfreint de nouveau les règles et s’en émancipe, puis parcequ’il est poursuivi et trouve celà fun, et enfin parcequ’il est devenu un autre pour qui rien n’a de valeur et tout n’est que comédie. Il cours toujours comme un clown mais le rire a changé de signification et surtout, il a changé de camp...
Et puis évidemment, il y a l’acteur, ce type dont je n’aime pas la gueule et qui me bluffe à chaque fois. Ce type qui à 44 ans, a une filmographie impressionnante (Walk the line, the Master, les James Gray dont Two Lovers, Her, A beautiful day, Les frères Sisters).
Sa prestation en Joker est prodigieuse. Il danse avec une souplesse et une agilité qui font froid dans le dos tout comme son regard. Il nous amène avec lui comme spectateurs d’une conquête du rêve américain vouée à l’échec et il s’explose avec nous sur le bitume.
Entre temps il a rendu son personnage attachant et non pathétique puis effrayant car sa folie guette à tout instant.
Comme possédé par son personnage, son rire a plus des airs de cris de douleur, douleur d’être né ainsi et d’en être prisonnier.
Le spectateur accompagne ce glissement de l’autre côté de ce que la société peut tolérer, choc après choc, jusqu’à ressortir bouleversés par ce naufrage impossible à éviter du fait du déterminisme social allié à la fragilité psychiatrique. On en sort également fascinés par cette renaissance car le personnage en quête de figure paternelle et en quête d’identité finit par se la construire dans le mal absolu, dans un monde qu’il se créé plutôt que d’accepter de le subir. Joker est un grand film car il allie le génie d’un acteur à un scénario imparable et profond ainsi qu’un personnage complexe qui ne peut que provoquer le malaise.
Ce chef d’œuvre nihiliste est tout aussi surprenant que dérangeant.
Un très grand film.
La piste aux Lapins :
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